L'instant Même Change De Mains | Le Devoir

La maison d’édition de Québec L’instant même, fondée en 1985 et d’abord concentrée sur la publication de nouvelles, change de tête. Les propriétaires et cofondateurs Gilles Pellerin et Marie Taillon, qui continueront à y oeuvrer à titre de conseillers, cèdent les rênes à Geneviève Pigeon. Cette dernière rachète la maison, son catalogue de 391 titres — dont 172 recueils de nouvelles — signés par 177 auteurs, en voulant à la fois poursuivre la ligne éditoriale et la secouer un peu.

Ce sera une transition, mais dans une continuité certaine, affirme en entrevue téléphonique Mme Pigeon. Parce que celle-ci, d’abord responsable des communications puis directrice de collection, fait partie de l’équipe depuis 2001 ; mais aussi parce qu’elle partage une certaine idée de la littérature avec les actuels directeurs. « J’aime cette espèce de résistance culturelle, cette volonté de mettre en avant des textes plus exigeants, nichés, indique-t-elle en entrevue. Ça me passionne. Et L’instant même est un patrimoine qui doit absolument perdurer. C’est une petite structure, alors c’était assez fluide de m’y impliquer de plus en plus ; de me mettre à faire les salons du livre, les foires de ventes de droits internationaux, les liens avec le diffuseur, etc. »

Jusqu’à devenir désormais directrice ? Pour le directeur littéraire sortant Gilles Pellerin, le choix ne se posait même pas, entre les deux autres acheteurs intéressés et Mme Pigeon, tant celle-ci participe depuis longtemps au coeur de la maison. « C’est sûr que je suis acheteuse, mais je ne fais pas ça toute seule, poursuit la nouvelle directrice. Toute l’équipe éditoriale — Chantal Poirier pour la collection théâtre, Jean-Marie Lanlo pour le cinéma — a embarqué avec moi. »

Trente ans déjà

Gilles Pellerin

Photo: Idra Labrie Gilles Pellerin

Voilà déjà quelques années que Gilles Pellerin et Marie Taillon (directrice générale) pensaient à céder la maison qu’ils ont montée. « On a consacré 30 ans de notre vie à l’édition, résume, sourire dans la voix, M. Pellerin. C’est exactement la moitié de notre vie. On découvre qu’on a un peu changé de cap, qu’on a maintenant d’autres intérêts », explique celui qui est aussi auteur, en listant ensuite la santé et la famille, surtout les petits-enfants, comme nouvelles préoccupations essentielles. « Il y a eu un moment, et je n’ai pas honte de le dire, où j’ai eu l’impression que je n’avais peut-être plus le flair que réclame le métier d’éditeur », poursuit M. Pellerin.

La configuration générale de la littérature québécoise a changé, rappelle-t-il, pour ne pas dire explosé, avec l’apparition dans les deux dernières décennies de nouvelles maisons, qui rapidement ont fait leurs marques. « De nos jours, pour faire de l’édition, ça prend, plus qu’avant, quelqu’un de talentueux en mise en marché et en communications ; et ça, ce sont les forces de Geneviève. »

Alors qu’elle revendiquait à ses débuts un espace public plus grand, beaucoup plus grand pour la nouvelle, L’instant même s’est ouverte au fil du temps à tous les genres littéraires. « Mon bilan n’est pas totalement positif, reconnaît M. Pellerin. À l’origine, on ne faisait que de la nouvelle, et on gueulait qu’il n’y avait pas de place pour ce genre. Maintenant, la victoire, c’est de constater que tout le monde en publie… Mais je n’ai pas réussi à lui donner la hauteur que j’aurais souhaité qu’elle ait au Québec ; je parle de résonance publique et critique. Les recensions et commentaires sur la nouvelle n’ont pas suivi ; c’est parfois aussi maladroit qu’il y a 30 ans ; la notion de genre littéraire a quasiment disparu ; la nouvelle a presque disparu du cursus, des colloques, des festivals. L’idée même de genre ne s’applique désormais qu’aux gender studies, alors que maususse que c’est important en littérature ! » s’emporte l’éternel professeur de littérature.

Se diversifier et rajeunir

Et la maison devrait se diversifier encore. « Je pense qu’on est mûrs pour un rajeunissement de l’image, et pour aller chercher aussi des auteurs plus jeunes », avance la nouvelle directrice, Geneviève Pigeon. La nouvelle restera la spécialité de L’instant même, confirme-t-elle, dont les bureaux seront déménagés de Québec à Montréal. « J’aime beaucoup la littérature de genre. Je pense faire entrer des textes un peu plus éclatés, travailler à sortir les auteurs de leur genre de prédilection, les pousser à essayer des choses nouvelles. »

Il n’y aurait pas de meilleur moment pour vendre la maison, indique de son côté M. Pellerin. « La prescription scolaire commence à fonctionner, nos auteurs commencent à être enseignés, et il y a des projets qu’on a entamés il y a trois ou quatre ans qui vont donner des résultats cette année. On est dans un élan. »

La réaction des auteurs, selon les directeurs, est positive. Leurs contrats contiennent-ils des droits de premier refus sur leur prochain manuscrit, et si oui, sont-ils levés le temps de la transaction, afin de libérer les auteurs qui ne seraient pas heureux du changement ? « Les contrats sont négociés au cas par cas, et ça relève de la gestion interne », répond Mme Pigeon.

La maison a été fondée par Jean-Paul Beaumier, Denis LeBrun, Marie Taillon et Gilles Pellerin. Elle héberge, entre autres, des écrits de François Blais, Nathalie Jean, Pascale Quiviger, Louise Cotnoir, Hans-Jurgen Greif et Gilles Pellerin lui-même. « La grande beauté du métier d’éditeur, c’est de rendre public ce langage particulier qui produit de la beauté et de la signification, conclut-il. Maudit qu’on a eu du fun à le faire ! En résolvant un problème de syntaxe autour d’une cafetière ; ou en proposant une euphonie à Claire Martin, qui se mettait à battre des pieds en dessous de la table parce qu’elle aimait ça — elle battait des pieds quand elle était contente… » Et M. Pellerin, qui a été également de la fondation du festival Québec en toutes lettres, conclut en soulignant que la transition lui permet de recommencer à avoir, et surtout à réaliser, des idées plus folles, des projets plus éclatés.

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