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On ne peut comprendre ce que représente la « communauté mondiale baha’ie » qu’en se penchant sur le contexte de sa naissance, au milieu du siècle dernier. Car il s’agit d’un véritable phénomène, à la fois paradoxal et mystérieux : comment, en effet, d’un milieu islamique, chiite et intégriste, un mouvement progressiste, libéral et universel a-t-il pu surgir, puis s’étendre partout à travers le monde avec une telle rapidité ?
Dès ses débuts, la foi baha’ie professe des enseignements révolutionnaires pour l’époque : elle appelle à l’égalité des sexes, à la compatibilité de la science et de la religion, à la relativité de la vérité (y compris de la vérité religieuse) et à l’unicité absolue du genre humain. Si ces principes constituaient un défi, y compris pour le libéralisme européen du XIXe siècle, que dire du choc ressenti par le monde islamique, alors replié sur son absolutisme.
Trois personnalités ont mené cette révolution issue de l’islam. La première s’appelait ’Ali-Muhammad Shirazi (1819-1850), surnommé « le Bab » (la Porte — sous entendu : la porte ouverte sur une nouvelle ère). Il y eut ensuite Mirza Husayn-’Ali (1817-1892), qui allait prendre le titre de « Baha’u’llah » (la Gloire de Dieu), relayé par son fils aîné, ’Abdu’l-Baha (le Serviteur de Dieu, 1844-1921).Tout commence en 1844, dans la ville perse de Shiraz. Le Bab déclare être le Mihdi (Celui qui est guidé par Dieu), l’incarnation des attentes eschatologiques (1) des musulmans chiites. Son enseignement se limite, dans un premier temps, à un cercle de dix-huit disciples. Mais, grâce à la diffusion de ses écrits, il touche un nombre de plus en grand de personnes, de toutes les couches sociales, et finit par atteindre le grand public. Le procès grotesque qui lui sera fait à Tabriz, en 1848, pour « déviance religieuse » — et à l’issue duquel il sera sévèrement bastonné —, ne fera qu’augmenter sa notoriété.
A l’origine, le babisme est perçu, par ses propres adeptes, comme une simple réforme — bien qu’audacieuse — de l’islam. Il faudra attendre 1848 pour qu’apparaisse clairement la véritable nature des intentions du Bab. Cette année-là, les adeptes du chef religieux se réunissent dans le village de Badasht. Le Bab, emprisonné alors dans le nord du pays, ne peut participer à la rencontre, mais il envoie des messages à ses disciples. Une femme, membre du cercle des dix-huit adeptes, va créer le scandale. Il s’agit de la poétesse Tahirih, de Qazvin, dont on dit qu’elle a refusé d’épouser le chah. Elle enseigne déjà la foi babie, outrepassant ainsi les limites imposées aux musulmanes. Mais à Badasht, avec l’appui du Bab lui-même, Tahirih va aller encore plus loin : elle ôte solennellement son voile en public, affirme qu’elle ne le portera plus jamais, et proclame, à la fois, le principe de l’égalité des sexes et l’aube d’un jour nouveau pour l’humanité tout entière.
Massacres et persécutions
CE geste spectaculaire marque un tournant dans l’histoire du mouvement. Les adeptes du Bab se divisent. Certains le lâchent, effrayés par tant d’audace. D’autres choisissent de rester à ses côtés. Ceux-là sont résolus et inébranlables dans leur nouvelle foi. En faisant du statut de la femme un des axes principaux de sa religion, le Bab a signalé sans ambiguïté sa volonté de briser à tout jamais le cadre traditionnel de l’intégrisme islamique.
Les représailles ne vont pas tarder. Dans les quatre années qui suivent la rencontre de Badasht, le Bab ainsi que les plus fidèles de ses adeptes sont massacrés, de façon atroce, par les autorités religieuses et politiques du pays. Le dignitaire religieux est fusillé. Tahirih est étranglée. Mais elle ne faiblit pas au moment de mourir et affirme que sa mort, loin de mettre un terme à la libération des femmes à travers le monde, en sera le coup d’envoi. Tout cela se passe, rappelons-le, en 1852, en Perse, c’est-à-dire quelque cinquante ans avant la nomination, en France, de Marie Curie comme première femme professeur à la Sorbonne.
Ces événements dramatiques retentissent jusqu’en Europe et attirent l’attention, notamment, du chargé d’affaires à la légation française de Téhéran, le comte Joseph-Arthur de Gobineau. Celui-ci fait du babisme un des sujets principaux de son livre Les Religions et les philosophies dans l’Asie centrale (2). Et c’est après avoir lu ce livre que l’orientaliste anglais Edward Granville Browne décide de consacrer sa carrière à l’étude du babisme. Dans l’un de ses ouvrages, rédigé en 1891, il écrira ainsi à propos de Tahirih, surnommée « Qurratu’l-’Ayn » (une consolation pour les yeux) : « L’apparition d’une femme telle que Qurratu’l-’Ayn est, dans quelque pays et à quelque époque que ce soit, un phénomène rare, mais dans un pays comme la Perse, elle constitue un prodige, que dis-je ?, presque un miracle. (…) Si la religion babie ne revendiquait, pour appuyer sa grandeur, que le fait d’avoir produit une héroïne comme Qurratu’l-’Ayn, cela suffirait (3). »
Alors que le mouvement semble menacer de s’éteindre, tant les persécutions ont été vives, Baha’u’llah prend la relève. Né en 1817 dans une famille noble de Téhéran, il a refusé de suivre la carrière politique à laquelle son père le destinait. Adepte du babisme, Baha’u’llah a été l’un des principaux acteurs de la fameuse rencontre de Badasht. Toute sa vie est parsemée d’embûches. En 1853, il est exilé à Bagdad où il reste dix ans avant d’être à nouveau banni vers Constantinople, puis, en 1868, vers la ville-prison de Saint-Jean-d’Acre, en Palestine (4).
C’est en 1863, à la veille de son départ forcé de Bagdad pour Constantinople, que Baha’u’llah déclare être « Celui par qui Dieu se manifestera », cette figure prophétique dont le Bab disait préparer la venue et qui aurait pour tâche de compléter sa mission. La grande majorité des babis finissent par accepter la revendication de Baha’u’llah, et le mouvement devient « la foi de Baha’u’llah », donc la foi « baha’ie »
A Bagdad, Baha’u’llah commence la rédaction de nombreux textes qui vont constituer l’essentiel de la révélation baha’ie. Un de ses premiers ouvrages, Le Livre de la certitude (1853) (5), présente explicitement la conception baha’ie de la relativité et de la progressivité du phénomène religieux à travers l’histoire. S’appuyant sur des faits historiques et les écrits sacrés des religions juive, chrétienne et musulmane, Baha’u’llah offre une nouvelle interprétation du vécu collectif de l’humanité. Une interprétation qui s’oppose à tout absolutisme et à tout intégrisme religieux, quelle qu’en soit la forme. Alors que le Bab semblait viser uniquement l’intégrisme islamique, Baha’u’llah vise clairement toutes les religions établies. La foi baha’ie est ainsi vécue comme un défi non plus seulement par les fondamentalistes musulmans, mais par tous les intégristes.
Dans d’autres écrits, Baha’u’llah va encore plus loin dans ses analyses. Pour lui, le fanatisme et l’intégrisme religieux constituent les maux les plus terribles dont souffre l’humanité. La logique du chef religieux est imparable : le plus vil des voleurs est à la recherche de son intérêt personnel et il s’arrête quand il a obtenu satisfaction. En revanche, rien n’arrête le croyant fanatique, persuadé d’agir avec la bénédiction divine. Selon Baha’u’llah, la religion vise un but pragmatique : tisser les liens d’une véritable fraternité entre tous les êtres humains. De la même façon qu’on est en droit de juger une théorie scientifique d’après ses résultats quantifiables, on a le droit, voire l’obligation, dit-il, de juger une religion en fonction de sa capacité à promouvoir l’amour et l’unité entre les hommes. La religion n’est pas une fin en soi, mais un moyen, et elle a des comptes à rendre dans son interférence avec le vécu.
Toujours d’après Baha’u’llah, la religion ne doit être comprise ni comme une croyance ni comme une idéologie, mais comme une relation authentique entre Dieu et l’homme, d’une part, entre tous les êtres humains, d’autre part. Toute idéologie, qu’elle ait ou non une base religieuse, est une forme d’idolâtrie, dangereuse parce qu’elle finit tôt ou tard par accorder aux idées une plus grande importance qu’elle n’en accorde à l’homme.
Des années plus tard, en 1931, Shoghi Effendi, l’arrière-petit-fils de Baha’u’llah et l’interprète désigné de la foi (6), fait une présentation lucide de cette conception non idéologique de la religion : « L’appel de Baha’u’llah est, en premier lieu, dirigé contre toute forme d’esprit de clocher, d’étroitesse d’esprit et de préjugés. Si des idéaux longtemps chéris, si des institutions vénérées, si certains postulats sociaux et certaines formules religieuses ont cessé de promouvoir le bien-être de la grande majorité des hommes, s’ils ne contribuent plus aux besoins d’une humanité en développement continuel, alors, qu’ils soient balayés et relégués aux oubliettes des doctrines abandonnées et dépassées. (…) L’humanité n’a pas à être crucifiée pour préserver l’intégrité d’une loi ou d’une doctrine particulière. »
La foi baha’ie oppose donc un humanisme à toute forme d’idéologie. Pour elle, tuer, c’est tuer, que ce soit au nom de Dieu, au nom du prolétariat ou au nom de l’humanitaire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Baha’u’llah a interdit le prosélytisme ainsi que tout recours à la force pour imposer la doctrine baha’ie. Pour lui, ce sont, précisément, les crimes commis au nom d’un idéal suprême qui constituent la contradiction interne fondamentale de l’histoire de l’humanité.
Entre 1844, année de la déclaration du Bab, et la fin du XIXe siècle, la religion baha’ie ne fera pratiquement pas d’adeptes en Occident. Il faudra attendre les voyages et les conférences d’Abdu’l-Baha, la troisième figure principale de la foi, pour que cela change. Le 11 août 1911,’Abdu’l-Baha quitte l’Egypte pour Marseille, commençant ainsi un périple de vingt-huit mois à travers l’Europe et les Etats-Unis, avec des étapes, notamment, à Londres, Paris et Stuttgart. Partout, il expose les principes de la foi de son père. Ne serait-ce qu’à Paris, il participe à plus de cinquante et une conférences et discussions, pour souligner l’universalisme et l’humanisme de la religion baha’ie et faire la preuve de son caractère non sectaire et non idéologique.
Plusieurs petites communautés de baha’is commencent alors à émerger ici et là en Occident (7). Cependant, malgré le libéralisme ambiant en Europe, les idéologies qui dominent le siècle rejettent la foi baha’ie et l’attaquent. Elle se voit proscrite en Allemagne nazie. Les baha’is qui se risquent à afficher ouvertement leur religion sont traités de la même façon que les autres ennemis du national-socialisme.
En Russie, la grande communauté baha’ie d’Ashkabad ainsi que les importantes communautés de Moscou, Saint-Pétersbourg et d’ailleurs sont combattues par les bolcheviques après 1917. Ces derniers finissent par interdire la religion baha’ie sous prétexte qu’elle est un mouvement antirévolutionnaire (8). Il faut dire que, si cette foi partage certains des idéaux humanistes du marxisme, son fondement spirituel et religieux la situe à l’opposé de la thèse matérialiste des bolcheviques.
Malgré tous ces obstacles, la religion baha’ie a progressé rapidement au cours de ces cinquante dernières années, et ses textes ont été traduits, au moins en partie, dans plus de huit cents langues. Solidement établie dans plus de deux cent trente-cinq pays ou régions à travers le monde, elle compte à présent presque six millions d’adeptes. Depuis 1948, la communauté internationale baha’ie est accréditée à l’ONU en tant qu’organisation non gouvernementale et elle collabore activement avec d’autres mouvements dont les idéaux rejoignent les siens. Les dernières statistiques (9) révèlent que cette religion est, après le christianisme, la plus répandue géographiquement dans le monde.
Son extension depuis la seconde guerre mondiale est passée par plusieurs étapes, chacune assez imprévisible. La première grande percée a eu lieu en Inde dans les années 1955-1965. Aujourd’hui, on y recense plus de deux millions d’adeptes. Des avancées semblables ont eu lieu dans certaines régions d’Afrique, d’Amérique latine et d’Océanie (le roi actuel des îles Samoa occidentales est baha’i). Si, dans certains pays, notamment au Brésil, le gouvernement se félicite officiellement de l’apport de la communauté baha’ie à la société, dans la plupart des pays musulmans, elle continue d’être l’objet d’une persécution tenace et de mesures de harcèlement diverses. C’est ainsi que, à l’automne 1998, le gouvernement iranien a fermé l’université libre que les baha’is de ce pays avaient établie, après qu’ils eurent été interdits dans les autres universités du pays.
Maintenant que les grandes idéologies du XXe siècle semblent en voie d’épuisement et que l’intégrisme religieux se révèle être une impasse, peut-on espérer que le XXIe siècle sera celui d’un véritable humanisme non idéologique et non matérialiste ? Si oui, il ne fait pas de doute que la communauté baha’ie aura un rôle à jouer.
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