Nouvelles Méthodes D'apprentissage De La Traduction

Une rencontre récente à la Sorbonne [1] a été suivie par une cinquantaine d’enseignants de LCA. Je voudrais non pas en faire un compte-rendu (qui viendra plus tard) mais en donner ce qui me semble en être les lignes de force : une rupture tant en ce qui concerne les finalités que les méthodes. Dans ce billet, je ne parlerai que des méthodes dont deux contributions manifestent des changements profonds dans les processus d’apprentissage de la traduction. Ces méthodes assument le fait que le latin et le français n’ont pas la même structure dans l’ordre des mots et, dans une étape intermédiaire, ramènent l’ordre des mots latins à celui du français.

Cette idée de changer l’ordre des mots n’est pas nouvelle et elle était pratiquée dans les anciennes traductions juxtalinéaires [2]. Prenons l’exemple bien connu [3] du début de la première Catilinaire.

Le charabia de la « fureur tienne » a été justement critiqué mais il semblait impensable de modifier l’ordre des mots latins et c’est donc l’ordre des mots français qui était modifié. Modifier l’ordre des mots latins est une rupture qui est aujourd’hui assumée, en particulier dans la première communication.

Proposition pour le collège

Benoît Jeanjean [4] prend acte que latin et français sont régis par des systèmes linguistiques profondément différents : usage des déclinaisons et ordre assez libre des mots pour le latin, ordre strict (sujet, verbe, objet) pour le français. Comme au collège la conscience linguistique, du fait de l’âge, est encore peu développée, les élèves débutants sont très désarçonnés par l’ordre latin et ont des difficultés à comprendre la logique des déclinaisons.

Dès l’apprentissage de la première déclinaison, il est possible de décomposer les difficultés (ce qui est le propre de toute pédagogie) en mettant le texte latin dans l’ordre du français, de traduire mot à mot d’une manière progressive en restant très près du vocabulaire latin ayant souvent des ressemblances avec celui du français, puis de lisser cette traduction.

D’une manière concrète, plusieurs étapes sont nécessaires : explicitons-les à partir d’un texte (non « authentique » : cette rupture est également assumée par les nécessités d’une pédagogie réaliste) :

Titus Livius populi Romani historiam narrat. Romulus populo asylum fecit et populum Romanum creavit. [5]

– Repérage de la coordination et des propositions On met les verbes en italiques et les coordonnants en gras Titus Livius populi Romani historiam narrat. Romulus populo asylum fecit et populum Romanum creavit.

– Mise en couleurs des cas du latin On utilise le code de couleurs suivant : Nominatif/Sujet Accusatif/COD   Génitif/CdN   Datif/COI-COS   Ablatif/Ccirc. Titus Livius populi Romani historiam narrat. Romulus populo asylum fecit et populum Romanum creavit.

– Recomposition du latin dans l’ordre naturel d’énonciation du français Titus Livius narrat historiam populi Romani. Romulus fecit asylum populo et creavit populum Romanum

– Transposition mot-à-mot (sous-titrage) Titus Livius narrat_____historiam_____populi Romani. Tite Live____narre______l’histoire_____du peuple romain.

Romulus_ fecit_asylum__populo____et_creavit_populum Romanum Romulus_a fait_un asile_au peuple_et__créa___le peuple romain

– Résultat mot à mot Tite Live narre l’histoire du peuple romain. Romulus a fait un asile au peuple et créa le peuple Romain.

– Lissage de la traduction Tite Live raconte l’histoire du peuple romain. Romulus fit un refuge pour le peuple et établit le peuple romain.

L’idée de l’auteur est de voir comment on pourrait bâtir une méthode progressive d’application de cette méthode en partant de textes simples (types : les expressions et locutions latines du français) pour parvenir enfin, au terme des trois années de collèges, à des textes courts d’auteurs latins consacrés, comme préambule à un travail plus approfondi de traduction qui s’appliquerait, lui, aux classes de lycée.

Benoît Jeanjean a baptisé sa méthode MELPOMEN pour Méthode d’Elucidation du Latin par Permutation de l’Ordre des Mots selon l’Enonciation Naturelle : on en trouvera une présentation dans le fichier ci-joint avec plusieurs exemples dont le début de l’Énéide doté d’une tentative de restitution en vers français.

Proposition pour le lycée

David Loaëc [6] constate que les élèves latinistes au lycée proviennent de collèges différents avec des compétences également différentes (il y a aussi des grands débutants). Certains arrivent avec une connaissance formelle des déclinaisons mais sont incapables d’en faire l’application (ceci est valable également pour la grammaire du français). Il s’agit pourtant de les mener au bac avec un bagage de vocabulaire, de grammaire, de culture et de techniques de traduction. C’est ce dernier point qui sera présenté ici : il s’agit de tout remettre à plat, de faire une remise à niveau [7] mais aussi de « simplifier la grammaire ».

En effet, si les enseignants ont appris la grammaire latine tant pour traduire du latin vers le français que l’inverse, les élèves actuels, sauf exception, ne font que traduire du latin vers le français. De plus, simplifier la grammaire, c’est surtout prendre en compte la simplicité, la régularité et la fréquence des formes. Comme dans l’apprentissage d’une langue vivante, il faut permettre à l’élève de repérer des formes fréquentes qui servent d’ancrage dans le processus de traduction.

A cette fin l’expérience du Français Langue Etrangère (FLE) est très instructive : alors que l’apprentissage traditionnel du français se fait avec les notions, pour les verbes, de premier groupe, etc., la grammaire mise au point en FLE distingue les verbes à l’oral qui n’ont qu’une seule base phonétique pour toutes les personnes (comme courir), deux bases (voir / finir) ou trois (boire).

D’une manière analogue, il ne faut pas hésiter à enseigner la grammaire latine d’une manière différente de celle reçue antérieurement. Par exemple il faut commencer par enseigner les temps les plus fréquents, et ce n’est pas le présent mais plutôt le parfait, l’imparfait, le plus-que-parfait. Ceci vient de la nature des textes étudiés qui sont le plus souvent des textes narratifs. On propose donc la progression suivante :

– en seconde : troisième personne active et passive  parfait, imparfait et plus que parfait ; infinitifs présents actifs et passifs, infinitifs passés. Ceci correspond aux textes narratifs et anecdotiques.

– en première : premières et deuxièmes personnes, actives et passives. Le présent et le futur. Textes narratifs, théâtraux, lyriques, discours.

– en terminale : le subjonctif et ses nuances. Tous types de texte.

En seconde par exemple où il faut commencer par rechercher le noyau verbal et à cette fin on peut faire de la grammaire à chaque cours en commençant par les formes les plus fréquentes. Première séance de grammaire, « les mots qui se finissent en t, nt, tur, ntur sont des verbes ». Deuxième séance : « Les verbes qui se finissent en sit / uit sont des parfaits (c’est-à-dire des passés simples) ». Troisième : « Les verbes qui se finissent par bat sont des imparfaits ».

Cours sur les participes passés : « les mots qui se terminent en tus, ta, tum, sus, sa, sum sont des participes passés ». Ils se traduisent d’abord par un participe passé français, puis, si cela ne fonctionne pas, par « après que », « après avoir fait » et, si cela ne fonctionne toujours pas, par « parce que ». La fréquence d’apparition dans la langue doit être le guide.

Pour la traduction, on passe de la syntaxe Sujet Objet Verbe du latin à celle du français Sujet Verbe Objet : on passe également par une mise en couleur et on substitue au système flexionnel un système positionnel.

Exemple tiré de Cornelius Nepos, Vies des grands capitaines, Hannibal, XII

Hannibal enim uno loco se tenebat, in castello, quod ei a rege datum erat muneri, idque sic aedificaverat, ut in omnibus partibus aedificii exitus haberet.

On met en vert les formes conjuguées, les infinitifs, en jaune les nominatifs, en rose les subordonnants.

Hannibal enim uno loco se, tenebatin castello, quod ei a rege datum erat muneri, idque sic aedificaverat, ut in omnibus partibus aedificii exitus haberet

Dans une proposition, on prend dans l’ordre rose / jaune / vert puis on remonte la phrase à partir du verbe :Pas de subordonnant, on part du sujet, puis on remonte à partir du verbe : Hannibal se tenait en effet dans un lieu, un château, Subordonnant puis verbe (pas de sujet) : Qui avait été donné à lui par le roi en présent

Pas de subordonnant, pas de sujet, on part du verbe : et il l’avait construit ainsi,

Subordonnant puis verbe : qu’il ait une issue dans tous les côtés de l’édifice.

Hannibal ne se tenait, en effet, que dans un château dont le roi lui avait fait présent ; et il l’avait disposé de manière à se ménager des issues de tous les côtés,

Comparaison de méthodes

En plus des deux méthodes précédentes, je prends en compte la méthode du sous-titrage avec retrait que j’utilise fréquemment sur ce carnet de recherche. J’applique les trois méthodes sur le début du texte fameux de Pétrarque où il raconte son ascension du Mont Ventoux [8].

Altissimum regionis montem quem merito Ventosum vocant hodierno die sola videndi insignem loci altitudinem cupiditate ductus ascendi

Méthode MELPOMEN

– repérage de la coordination et des propositionsAltissimum regionis montem [quem merito Ventosum vocant] hodierno die (sola videndi insignem loci altitudinem cupiditate ductus) ascendi

– Mise en couleur des cas du latinAltissimum regionis montem |[quem merito Ventosum vocant] hodierno die (sola videndi insignem loci altitudinem cupiditate ductus) ascendi

– mise en ordre du texte latin dans l’ordre du françaisductus sola cupiditate videndi insignem altitudinem loci ascendi Altissimum montem regionis hodierno die quem vocant Ventosum merito

– sous-titrage mot à motductus sola cupiditate videndi insignem altitudinem loci conduit par la seule cupidité de voir l’altitude insigne du lieu

ascendi Altissimum montem regionis hodierno die j’ai gravi le plus haut mont de la région aujourd’hui

quem vocant Ventosum merito qu’ils appellent le Venteux avec mérite

– lissage de la traductionJ’ai fait l’ascension aujourd’hui de la plus haute montagne de la région, qu’on appelle à juste titre le Venteux (Ventoux), poussé par la seule passion de voir la hauteur singulière du lieu.

Méthode utilisée par David Loaëc

On met en vert les formes conjuguées, les infinitifs, en jaune les nominatifs, en rose les subordonnants.

[Altissimum regionis montem,  [ quem merito Ventosum vocant ],  hodierno die sola videndi insignem loci altitudinem cupiditate ductus ascendi. ]

On commence donc par ductus en remontant la phrase à partir de ce noyau, jusqu’à la fin de la segmentation naturelle de la phrase : guidé par le seul désir de voir l’altitude remarquable de ce lieu.

Ensuite, on prend en compte le verbe principal, en remontant ce qui reste de la principale: j’ai escaladé aujourd’hui le plus haut mont de la région.

et on termine par la relative associée à montem: que l’on appelle Ventoux / Venteux à raison.

Ensuite, on procède à une mise en bon français, éventuellement en  replaçant les éléments dans l’ordre du latin, pour conserver un style:

Le mont le plus haut de la région, que l’on appelle avec raison Ventoux, je l’ai escaladé aujourd’hui, poussé par le simple désir de voir la remarquable altitude de ce lieu.

Méthode du sous-titrage avec retrait

Le but de cette présentation que j’ai mise au point pour les nécessités du présent carnet de recherche est, en respectant l’ordre du latin, de respecter en même temps l’ordre du français : ce n’est possible qu’en utilisant deux systèmes de lecture.

L’ordre latin est donné en lisant à la suite les lignes du texte sans tenir compte des retraits : Altissimum regionis… quem merito … hoderno die … sola videndi … ductus ascendi. L’ordre du français est donné en commençant à lire ce qui est le plus à gauche, au niveau 0 : “j’ai escaladé” ; puis lire ce qui est au niveau 1 : “aujourd’hui” ; puis tout ce qui est au niveau 2, de haut en bas : “le plus haut mont de la région, qu’à bon droit on appelle Venteux”, “conduit” ; puis le niveau 3 : “par la seule passion de voir la hauteur singulière du lieu”.

Évidemment, si l’on prenait une autre traduction comme : Le mont le plus haut de la région, que l’on appelle avec raison Ventoux, je l’ai escaladé aujourd’hui, poussé par le simple désir de voir la remarquable altitude de ce lieu, la disposition des retraits serait différente mais l’ordre latin serait toujours respecté :

Altissimum regionis montem quem merito Ventosum vocant _____hodierno die __________sola videndi insignem loci altitudinem cupiditate _____ductus ascendi

De même on pourrait ajouter des niveaux de retrait et remplacer quem merito Ventosum vocant par quem _____merito Ventosum vocant mais pour une proposition aussi courte, le gain est faible et le sous-titrage devient trop complexe.

J’ai commenté dans le hors-série numérique 32 des Cahiers pédagogiques Langues et Cultures de l’Antiquité la méthode du sous-titrage avec retraits : c’est un mode d’exposition pratique qui aide ceux qui ont des connaissances faibles en latin à comprendre un texte dont la structure et le vocabulaire sont ainsi précisés. A la différence des deux autres méthodes, le sous-titrage avec retraits n’est pas une méthode destinée aux débutants du collège comme la méthode MELPOMEN où l’explicitation est totale. De même, en remise à niveau au lycée, la méthode de David Loaëc est plus elliptique du fait de la maturité accrue à cet âge, mais met bien en relief le cœur de l’analyse de la phrase.

Il a fallu oser remettre en cause l’ordre du latin mais grâce à ces deux méthodes, on dispose désormais d’outils efficaces pour chaque niveau.

Merci à Benoît Jeanjean et David Loaëc pour leur aide dans la réalisation de ce billet et merci à Samuel Tursin, initiateur de la fructueuse rencontre où ces méthodes ont été présentées (et où beaucoup d’autres choses intéressantes ont été dites) et aux autres organisateurs : Vincent Bruni, Marc Bubert, Thomas Frétard, Benoît Jeanjean et Patrick Voisin.

Voici deux propositions de rencontres : une journée d’études « Enseigner les langues anciennes à l’ère digitale : apprendre par et pour les Humanités numériques ? » (Lille, vendredi 24 mars 2017) ; un colloque “Une École ambitieuse. Fondamentaux, connaissances et culture pour tous” (Région parisienne, samedi 25 mars 2017).

 
  1. Rencontre LCA 2017 « A quoi et comment formons-nous les élèves ? » 17-18 février 2017, Paris IV – Sorbonne [↩]
  2. déjà étudiées dans le présent carnet [↩]
  3. que l’on pourra trouver sur le site de Gérard Gréco [↩]
  4. professeur de langue, littérature et civilisation latines à l’Université de Brest, Université de Bretagne Occidentale [↩]
  5. Texte Magnard Latin 5e Berthelier /Collognat-Barès, p.35. [↩]
  6. enseignant de LCA au lycée de Landerneau [↩]
  7. en profitant du fait de la maturité linguistique qui croit avec l’âge, voir le billet sur cette question [↩]
  8. lettres familières IV, 1 [↩]

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :Philippe Cibois (5 mars 2017). Nouvelles méthodes d’apprentissage de la traduction. La question du latin. Consulté le 29 décembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ofhj

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